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culpabilité, haine, Pascal Engel, Pier Paolo Pasolini, souffrance, Tacite
Proprium humani ingenii est odisse quem laeseris
Il est naturel à l’homme de haïr celui qu’il a offensé.
Tacite, Vie d’Agricola, XLII, 5
Dans les commentaires de l’article de son blog où j’ai découvert cette citation, Pascal Engel explique qu’elle énonce la relation converse de « l’effet Perrichon » qui consiste à aimer ceux à qui l’on fait du bien (au point de les préférer à ceux qui nous en font, comme le met en scène la pièce éponyme de Labiche).
Il se trouve que le 29e des Sonnets [L’hobby del sonetto] de Pasolini, que j’avais cité ici, évoque le même phénomène, en le présentant comme quelque chose de bien connu (« on dit … »).
[…] Si dice che si odia
colui a cui si fa del male. Forse varrà
ciò anche per voi
[…] On dit qu’on déteste
Celui à qui on fait du mal. Cela vaudra
Peut-être aussi pour vous
trad. René de Ceccatty, Gallimard
Le 76e Sonnet revient un peu plus longuement sur le sujet :
[…]
certo voi mi sentite colpevole di limitare
la vostra vita, che ora per di più intristico
con le mie smanie, e avete finito con l’odiare
chi a preteso il vostro amore. Ma misto
a questo odio ce n’è un altro ; perchè anche voi
vi sentite colpevole verso di me, sapendo
di darmi tanto, anche se incomprensibile, dolore.
Si odia chi è fonte di rimorso : così la gioia
rovinata, per colpa mia e vostra, si vendica
e vi costruice un nuovo cuore.
[…]
Certes vous me sentez coupable de limiter
Votre vie, que maintenant de surcroît, j’attriste
Par mes obsessions, et vous avez fini par détester
Celui qui a prétendu à votre amour. Mais mêlée
A cette haine, il y en a une autre ; car vous aussi,
Vous vous sentez coupable envers moi, sachant
Que vous me donnez tant de douleur, fût elle incompréhensible.
On déteste celui qui est cause du remords : ainsi la joie
Gâchée, par ma faute et la vôtre, se venge-t-elle
Et vous construit elle un nouveau cœur.
*
Je trouve que le phénomène ici évoqué constitue un étrange effet pervers du sens moral. En effet, la condition pour que A en veuille à B du mal qu’il (A) lui (B) a fait, c’est que A se sente coupable. Ainsi, il vaut parfois mieux, paradoxalement, que ceux qui nous ont fait du mal n’en éprouvent pas de remords. Évidemment, dans le cas qui nous occupe, le sens moral de A ne fonctionne pas normalement : au lieu que sa culpabilité le pousse à soulager la souffrance de B ou à se faire pardonner, A semble réagir à la souffrance du remords comme si celle-ci lui était infligée par B. A ne supporte pas l’image que le tort fait à B lui renvoie de lui même, mais, au lieu de s’en prendre à lui même, il semble opérer un renversement de responsabilité. Faut-il supposer ici un mécanisme de défense contre la culpabilité, ou ne s’agit il que d’un dysfonctionnement non-intentionnel du sens moral ? Quoiqu’il en soit il semble que le renversement de responsabilité ne puisse s’opérer que dans un clair-obscur de la conscience. Comment, en effet, soutenir explicitement « tu es coupable de ma culpabilité »? Pourtant, il peut exister une version réfléchie et rationalisée de la conduite décrite par Pasolini : la condition d’un reproche explicite à B, c’est que l’expression de la souffrance que A lui a infligée apparaisse elle-même comme un acte dirigé contre A. Pouvoir se dire que B cherche à le faire culpabiliser permet paradoxalement à A d’oublier qu’il est effectivement coupable. Voilà qui n’est peut-être pas sans importance pour la réflexion sur les politiques de la repentance.
Dans les Sonnets de Pasolini, c’est dans le contexte d’une rupture sentimentale qu’est évoquée cette haine envers celui à qui on a fait du mal. Ce contexte soulève une question digne d’intérêt : que doit faire B s’il devine la réaction de A, alors que lui même souhaite rétablir avec A leurs relations initiales? Au vu des remarques, précédentes il n’a pas intérêt à exprimer des griefs envers A ou à exprimer trop ostensiblement sa souffrance. Faudrait-il qu’il prenne sur lui au point de nier la faute de A, ou suffit-il qu’il accorde un pardon qui n’a pas été demandé ? Quand B, comme il arrive, en vient à se sentir lui même coupable de faire culpabiliser A, il est tentant de penser qu’il cherche à prendre le poids de la culpabilité pour en décharger A et sauver leur relation. Reste à savoir quelle relation mérite d’être sauvée à un tel prix, et si cette manière même de chercher à la sauver n’achève pas de la ruiner.
La question est de savoir si la haine naît ou non après avoir offensé.
Si elle précède l’offense, elle peut en être la raison et perdurer après l’offense.
Si elle suit l’offense, quelle était la raison de l’offense ?
Supposons qu’il s’agisse du désir d’humilier quelqu’un.
Dans ce cadre, ne peut-on pas voir dans la haine à première vue paradoxale l’effet d’ un mécanisme de réduction de dissonance cognitive ?
La dissonance serait entre le désir de n’offenser que les gens haïssables et la croyance que j’ai offensé quelqu’un qui ne l’est pas.
La dissonance peut se réduire de deux manières : ou je désire offenser qui n’est pas haïssable ou je crois que celui que j’ai offensé est haïssable.
La première manière est manifestement moins économique que la seconde car elle revient à réviser toute l’éthique alors que la seconde, bien qu’erronée, est en accord avec l’ensemble des croyances morales et des désirs correspondants.
Les cas intéressants sont évidemment ceux ou la haine succède à l’offense sans l’avoir précédée.
L’exemple de Pasolini suppose une offense involontaire : l’amant n’a pas eu le désir de blesser l’aimé, il est seulement tombé amoureux de quelqu’un d’autre …
Spontanément je pensais à un mécanisme comparable au refoulement freudien, mais l’interprétation en terme de dissonance cognitive (à laquelle je n’avais pas pensé) est peut-être préférable.
Ce qui est pire encore est notre tendance psychologique à en vouloir à l’autre pour un mal ou une injustice qu’il a subie comme si nous croyions tant à la justice immanente que nous voudrions qu’il mérite son malheur. Il y a cette expérience de psychologie sociale (un bouc-émissaire rétroactif) où les individus trouvent antipathiques les photos de personnes sans se souvenir qu’ils viennent de les voir se faire harceler juste avant l’expérience.
Ce qui n’est pas sans éclairer quelques réactions post-attentats …
Charlie l’avait bien cherché …
Tout ça c’est la faute de notre politique étrangère …
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