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« Impossible de pardonner à qui nous a fait du mal, si ce mal nous abaisse. Il faut penser qu’il ne nous a pas abaissés, mais a révélé notre vrai niveau. »

Simone Weil, La pesanteur et la grâce

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Comment comprendre la distinction entre le mal qui nous abaisse et celui qui révèle notre vrai niveau ? A mes yeux cela nous renvoie à une distinction entre deux formes du sentiment d’humiliation : le sentiment d’une humiliation imméritée et le sentiment d’une humiliation méritée.  On conçoit que la première porte davantage à la révolte et à la vengeance qu’au pardon et qu’inversement il soit plus facile de ne pas en vouloir à celui qui nous maltraite quand on pense être traité comme on le mérite.

Reste à savoir si c’est d’un authentique pardon qu’il s’agit ici. En quoi un mauvais traitement est-il encore mauvais s’il est mérité ? Certes c’est un acte qui fait souffrir celui qui le subit, mais s’il révèle à cette personne son vrai niveau est-ce vraiment une faute de la part de celui qui l’inflige ? Et s’il n’y a pas à proprement parler de faute, il semble qu’il n’y a plus rien à pardonner. On peut même aller plus loin, s’il m’a révélé mon vrai niveau, celui qui m’a fait souffrir ne m’a-t-il pas rendu service (plus ou moins volontairement) ? Simone Weil nous permettrait alors de comprendre ce qui apparaît à première vue comme une aberration psychologique : que le sentiment humiliation puisse se mêler à de la gratitude pour celui qui humilie.

En contestant qu’il y ait lieu de parler de pardon s’il n’y a pas vraiment de faute à pardonner, on pourrait glisser jusqu à la la thèse paradoxale de Derrida (que j’avais évoquée ici) selon laquelle il n’y a de pardon que de l’impardonnable.  Sans aller jusque là, on peut s’étonner de l’étrangeté de la conception du pardon qu’exprime ici Simone Weil. Faire de l’humilité la condition du pardon n’est-ce pas prendre à rebours toute une tradition qui fait du pardon la marque de la magnanimité, en supposant que pour pouvoir pardonner il faut s’être élevé – à défaut d’avoir toujours été – au dessus du mal qui nous été fait ? A moins bien sûr qu’on ne considère que reconnaître que le mal qui nous a été fait révèle notre vrai niveau est une manière de s’élever au dessus de ce mal et de ce niveau.