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Il serait dommage de vous priver du paragraphe de L’art d’avoir toujours raison qui suit ceux que j’ai cité hier.

« Machiavel prescrit au prince d’utiliser chaque instant de faiblesse de son voisin pour l’attaquer : sans cela, l’autre peut tirer parti de la faiblesse de ce prince. Si la bonne foi régnait, la chose aurait une autre allure ; mais comme on n’a pas à s’y attendre, il ne faut pas la pratiquer, puisqu’aussi bien elle est mal récompensée; – il en va de même dans la controverse: si je donne raison à mon adversaire dès qu’il me semble avoir raison, il n’est guère probable qu’il en fera autant si la situation s’inverse : il agira bien plutôt per nefas : donc, il faut que je lui rende la monnaie de sa pièce. Il est facile de dire qu’on ne doit chercher que la vérité, sans préjugé en faveur de sa thèse ; mais il n’est pas permis de préjuger que l’adversaire en fera autant : donc il faut l’éviter. En outre, si je voulais dès qu’il me semble avoir raison renoncer à ma proposition, alors que je l’avais auparavant médité avec soin, il pourrait facilement arriver que, séduit par une impression passagère, je renonce à la vérité pour adopter l’erreur. »

Si la fin du paragraphe (après « En outre … ») réintroduit le type de justification de la discussion de mauvaise foi déjà évoqué hier, le début du paragraphe propose une justification d’un autre genre : j’ai le droit d’argumenter de mauvaise foi parce que je présume que l’autre ne se privera pas de le faire.  La référence à Machiavel est ici tout à fait opportune, car l’argumentation de Schopenhauer concorde parfaitement avec celle de ce passage du Prince [chap. XV] :

« Celui qui laisse ce qui se fait pour ce qui se devrait faire, apprend plutôt à se détruire qu’à se préserver : car un homme qui en toute occasion voudrait faire profession d’homme de bien, il ne peut éviter d’être détruit parmi tant de gens qui ne sont pas bons. »

La position de Machiavel reprise par Schopenhauer consiste à dire que je n’ai pas à m’interdire de faire à autrui ce que je ne veux pas qu’il me fasse si j’ai des raisons de penser que lui même ne s’interdira pas de me faire ce qu’il ne voudrait pas que je lui fasse. Cet argument est potentiellement dévastateur pour la morale, reste à s’assurer de ses limites de validité.

Cet argument suppose une situation de type « dilemme du prisonnier ». Il est ainsi exposé à une difficulté bien connue : les autres peuvent faire exactement le même raisonnement et justifier leur propre comportement non-coopératif par la probabilité d’un comportement non-coopératif de notre part que nous même justifions par le fait que … etc. Le risque de cercle vicieux de la défiance et de la mauvaise foi en matière de discussion est d’ailleurs signalé par Socrate dans un passage du Gorgias qui précède celui que j’ai cité dimanche :

« Sont ils en désaccord sur un point et l’un prétend-t-il que l’autre parle avec peu de justesse ou de clarté, ils se fâchent et s’imaginent que c’est par envie qu’on les contredit et qu’on leur cherche chicane, au lieu de chercher la solution du problème à débattre. »

Le problème est alors de sortir du cercle vicieux par lequel chacun s’autorise à être de mauvaise foi parce qu’il est convaincu que c’est l’autre qui a commencé. Comment enclencher une dynamique de confiance réciproque?

Lorsque Schopenhauer  fait valoir que

« si je donne raison à mon adversaire dès qu’il me semble avoir raison, il n’est guère probable qu’il en fera autant si la situation s’inverse« 

on est tenté de répondre que la probabilité que le comportement de l’autre soit ou non coopératif n’est pas indépendante de mon propre comportement. Si je fais le choix de la mauvaise foi je peux m’attendre à ce que  cela renforce la probabilité que l’autre fasse preuve de mauvaise foi, inversement, si je fais le choix de la bonne foi, je peux espérer que cela augmente la probabilité que l’autre  fasse également preuve de bonne foi. Évidemment, je n’ai pas la garantie que l’autre sera de bonne foi et celui qui prend l’initiative de rompre le cercle vicieux de la mauvaise foi cours un risque. Pour savoir s’il vaut la peine de le courir il faut, bien sûr, apprécier ce qu’on perd en discutant de bonne foi face à quelqu’un de mauvaise foi.

C’est le moment de souligner que l’argumentation de Schopenhauer sur laquelle je ratiocine aujourd’hui présuppose l’idée (évoquée hier) que nous devons parfois choisir entre les intérêts de notre vanité et ceux de la vérité. En revanche, si on fait notre le principe socratique selon lequel  :

« il y a plus à gagner à être réfuté [qu’à réfuter], parce qu’il est bien plus avantageux d’être soi-même délivré du plus grand des maux que d’en délivrer autrui. »

le problème se pose de toute autre manière et la mauvaise foi supposée de l’autre n’est plus un argument justifiant que nous fassions nous-même preuve de mauvaise foi. Si je cherche par dessus tout à y voir plus clair, et si au regard de cet objectif avoir le dernier mot n’a aucune importance, la mauvaise foi de l’autre ne fait pas immédiatement obstacle à ma recherche, comme elle le ferait si, moi aussi, je ne cherchais qu’à avoir le dernier mot. On serait tenté de dire que, dans ce cas, la mauvaise foi de l’autre est son problème et plus le mien. A la limite, on en viendrait à défendre la discussion avec une bonne foi unilatérale comme certains défendent un libre-échange unilatéral avec des pays protectionnistes ; l’idée étant, dans les deux cas, qu’il n’y a pas lieu de rendre à l’autre la monnaie de sa pièce, que nous n’avons pas à imiter l’autre s’il se trompe sur ses réels intérêts :

« Even if your trading partner dumps rocks into his harbor to obstruct arriving cargo ships, you do not make yourself better off by dumping rocks into your own harbor. »

(adage attribué à l’économiste Joan Robinson)

En fait, poursuivre la discussion avec un bonne foi unilatérale n’est peut-être pas la meilleure solution face à un interlocuteur de mauvaise foi, même pour quelqu’un qui chercherait par dessus tout la vérité et qui serait indifférent au fait de ne pas avoir le dernier mot. Revenons à l’intermède du Gorgias consacré à l’art de la discussion. Socrate y demande à son interlocuteur (Gorgias) s’il partage sa propre conception des objectifs de la discussion (chercher la vérité et non à avoir le dernier mot, accepter d’être réfuté et ne pas seulement chercher à réfuter l’autre) ; il considère que s’il y a accord sur les objectifs de la discussion il vaut la peine de la poursuivre, en revanche s’il y a désaccord sur l’objectif de la discussion mieux vaut y mettre fin. Face à un interlocuteur de mauvaise foi il ne s’agirait ni de continuer de bonne foi, ni de continuer en devenant soi-même de mauvaise foi, mais de cesser la discussion.

Si on adopte l’échelle de valeur socratique énoncée plus haut, il est évidemment exclu de continuer la discussion en basculant en « mode mauvaise foi ». Mais pourquoi mettre fin à la discussion plutôt que de la continuer de bonne foi ? Qu’a-t-on à perdre en continuant de bonne foi? Ce qu’il s’agit d’éviter de perdre en mettant fin à la discussion, ce n’est pas la joute verbale  (d’ailleurs en abandonnant la discussion on laisse à l’autre la possibilité de proclamer son triomphe), c’est notre temps. Le problème avec celui qui discute de mauvaise foi ce n’est pas que ses arguments sont forcément sans valeur, mais plutôt que ses stratégies ne seront pas constructives du point de vue de l’éclaircissement de la question. Il faudrait distinguer le cas des bons arguments qui méritent toujours d’être discutés de celui des des personnes qui les présentent qui ne méritent pas toujours qu’on les discute avec elles.

*

Tout ça pour ça, dira-t-on. Certes, mais j’écris pour tirer mes propres idées au clair, pas pour instruire qui que ce soit.  Mais il est vrai que tout ce jus de cerveau tiédasse, apparaît finalement vain quand on pressent que le vrai problème est ailleurs. La difficulté qui mérite nos efforts, réside peut-être moins dans la mauvaise foi « ouverte » que dans les illusions que chacun se fait sur sa propre bonne foi.   Ce sera pour une autre fois.