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Elias Canetti, Lichtenberg, Merleau-Ponty, Ramón Gómez de la Serna
Me voyant reprocher à juste titre l’intitulé dont mon enthousiasme m’a fait chapeauter un aphorisme de Ramón Gómez de la Serna, je me dois de faire pénitence en relativisant la portée de la citation initiale avec moult aphorismes fournis par d’autres fournisseurs officiels de ce blog.
Si en lisant ceci :
Lis et réfléchis, car tu auras des siècles pour ne pas le faire.
vous vous apprêtiez à conclure qu’il faut passer sa vie à lire et réfléchir, n’oubliez pas de prendre en compte ce qui suit.
« L’abondance de lecture a attiré sur nous une érudite barbarie »
Lichtenberg, Le miroir de l’âme p.325
« plus je pense à des objets différents et cherche à les mettre en rapport avec mon expérience et ma philosophie, plus je gagne en force. Avec la lecture, il en va autrement : je m’étends sans me renforcer. […] » ibid. p.359
« L’abondance de lecture fait le prétentieux et le pédant ; voir beaucoup de choses rend sage conciliant et utile.[…] » ibid. p369
« Je crois que certains des plus grands esprits ayant jamais vécu n’avaient lu que les moitiés des livres et savait bien moins de choses que plusieurs de nos érudits moyens. Et bon nombre de nos très médiocres érudits eussent pu devenir de grands hommes, s’ils avaient moins lu. » ibid. p.505
« C’est un art que de lire suffisamment peu. »
Elias Canetti, Le collier de mouches
Albin Michel 1995, p.34
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On pourrait multiplier les citations en ce sens, si bien qu’on peut affirmer que le lecteur boulimique devrait fatalement finir par tomber sur un auteur qui le met en garde contre l’excès de lecture ou contre le mauvais rapport à la lecture. Ainsi, le problème de madame Bovary ce n’est pas d’avoir trop lu, c’est de ne pas avoir pu lire Flaubert.
De même que nombre de lectures nous préviennent contre la lecture, nombre de réflexions nous incitent – au nom de divers motifs – à limiter la place de la réflexion. Pour citer encore mon cher Canetti :
« On devrait s’obliger à ne plus penser pendant des années pour permettre à toutes les parties de soi-même laissées à la traîne de rattraper l’avant-garde. »
Le collier de mouches p.45
Le topos philosophique du remède dans le poison, se décline ici dans l’idée que la réflexion trouve son achèvement dans la reconnaissance de ses propres limites et de son enracinement dans autre chose qu’elle même :
« La réflexion ne peut être pleine, elle ne peut être un éclaircissement total de son objet, si elle ne prend pas conscience d’elle-même en même temps que de ses résultats. Il nous faut non seulement nous installer dans une attitude réflexive, dans un Cogito inattaquable, mais encore réfléchir sur cette réflexion, comprendre la situation naturelle à laquelle elle a conscience de succéder et qui fait donc partie de sa définition […] »
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p.75
Je terminerai cet article déjà trop long sur un de ces simili-paradoxes auquel le sujet s’est déjà si bien prêté, en posant la question suivante : la recommandation suprême est elle de ne pas croire qu’il puisse y avoir une recommandation suprême?
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