« Joins les mains, place les entre les miennes et écoute-moi, ô mon amour.
Ce que je veux te dire, c’est, d’une voix douce et berceuse comme celle d’un confesseur distillant ses conseils, combien le désir d’obtenir est en deçà de ce que nous obtenons.
Je veux réciter, ma voix mêlée à ton esprit attentif, la litanie de la désespérance.
Il n’est aucune œuvre, d’aucun artiste, qui n’aurait pu être plus parfaite. Lu vers par vers, le plus grand des poèmes contient bien peu de vers qui ne pourraient être meilleurs, bien peu d’épisodes qui ne pourraient connaître une plus grande intensité, et l’ensemble n’atteint jamais à une perfection telle que celle-ci n’ait pu être encore bien supérieure.
Malheur à l’artiste qui s’en aperçoit ! qui, un beau jour, se met à y réfléchir ! Il n’aura plus jamais de joie dans son travail, ni de repos dans son sommeil Il traverse la jeunesse sans jamais être jeune, et vieillit insatisfait.
Et puis, pourquoi exprimer ? Le peu de chose que l’on dit se trouverait bien mieux de n’avoir jamais été dit.
Si seulement je pouvais me persuader de la beauté du renoncement, comme je serais, à tout jamais, douloureusement heureux !
Car tu n’aimes pas ce que je dis avec les oreilles dont je m’entends moi-même le dire. Si je m’écoute parler tout haut, les oreilles dont je m’entends parler ne m’écoutent pas de la même façon que cette oreille intime dont je m’entends penser les mots. Si je me trompe sur moi-même en m’écoutant, au point de me demander souvent ce que j’ai bien pu vouloir dire, combien plus éloignés seront les autres de me comprendre !
De quelles complexes mésintelligences n’est pas faite la compréhension que les autres ont de nous !
Le plaisir délicieux de se voir compris reste interdit à ceux qui, précisément, ne veulent pas l’être — ce qui est le propre des êtres complexes et incompris ; quant aux autres, ces gens simples que tout le monde peut comprendre — ceux-là n’éprouvent jamais le besoin d’être compris… »
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité,
Christian Bourgois 1999, traduit du portugais par François Laye
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J’ai reproduit l’intégralité du fragment 328 (p. 325 – 326 ) de la traduction de 1999 et j’ai l’intention de redonner souvent la parole à Pessoa. D’ailleurs le seul suspense concernant ce blog concerne la question de savoir qui de Canetti ou de Pessoa y sera le plus présent.
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